Dans leur ouvrage l’Etat-voyou, qui vient de paraître chez Albin-Michel, les journalistes Caroline Brun, fondatrice de l'agence de presse Agence Forum News, et Marie-Christine Tabet, grand reporter au Journal du Dimanche, taclent sans ménagement la politique de sécurité routière française et dénoncent les abus de la répression. Entretien avec l’une des co-auteurs, Caroline Brun.
Marie-Christine Tabet et Caroline Brun, auteurs de l'Etat-voyou.
-Dans votre livre l'Etat-voyou, vous dénoncez notamment les "arnaques de la sécurité routière". Ce terme est fort ! La situation en est-elle vraiment arrivée là ?
Ce que nous dénonçons, c’est l’impossibilité d’un dialogue critique autour de la politique de sécurité routière. Or les résultats de la France ne sont pas si exceptionnels qu’ils ne puissent être interrogés. Rappelons que notre pays est quand même au-dessus de la moyenne européenne pour le nombre de morts par million d’habitant, ce qui devrait pousser les responsables à plus d’humilité.
-Vous évoquez notamment la quasi-impossibilité de questionner l'efficacité des radars. Pourtant, comme vous l'expliquez dans votre ouvrage, de nombreux éléments remettent en question cette dernière.
Oui, l’infaillibilité du « radar système » est une sorte de dogme que nul ne saurait remettre en cause sans être immédiatement traité d’hérétique, d’irresponsable ou de chauffard en puissance. Nous ne méconnaissons absolument pas le rôle que les radars ont pu jouer, depuis plus de 10 ans, dans la diminution du nombre de morts sur les routes, nous disons juste qu’aujourd’hui, avec autour de 3 000 morts par an – ce qui est évidemment toujours trop -, ils ne sont peut-être plus l’alpha et l’omega. Ils sont un outil d’essaimage très large (plus de 80% des PV sont des petits excès de vitesse) alors que le « noyau dur » des automobilistes qui provoquent des accidents mortels devrait faire l’objet d’une politique ciblée. Dès qu’une étude semble diminuer les mérites du système de sanction automatisé, elle est trappée ou dénoncée comme peu fiable ! Or s’il est interdit de s’interroger sur le rapport coût/efficacité des radars, c’est précisément parce qu’ils sont devenus une ressource tellement importante (600 millions d’euros finalement en 2013, soit presque autant que ce qu’aurait dû rapporter l’éco-taxe !) que l’Etat ne peut plus s’en passer. L’année dernière, la recette des radars a même servi au désendettement de l’Etat et au financement du fonds de mutualisation des emprunts toxiques !
-Certains radars, comme ceux installés sur les autoroutes et les radars feux rouges, sont mêmes carrément inutiles selon vous !
Nous ne disons pas « inutiles »… Mais il est vrai que la densité des radars sur autoroute est bien supérieure à celle constatée sur les départementales, alors qu’il y a plus de morts sur les routes de campagne. On compte environ un radar tous les 42 kilomètres sur autoroute alors que ce mode de transport, tout en représentant un quart du trafic, ne totalise que 6 % de tués ; à l’inverse, il n’y a qu’une cabine tous les 1015 km sur routes départementales et communales, alors que celles-ci absorbent 40% du trafic et comptabilisent deux tiers des morts. Ce sont des choix qui ne s’expliquent que pour des raisons de rentabilité ou de rendement économique. Pour les radars feux rouge, qui expliquent en partie, notamment à Paris, l’envolée des PV, nous avons en effet trouvé une étude d’un expert irréprochable de la sécurité routière, qui explique noir sur blanc qu’il n’y a « aucun enjeu de sécurité » avec les radars feux rouge… Mais curieusement, son argumentation n’a jamais été mise en valeur…
-Peut-on dire que les radars sont en fait devenus une doctrine d'Etat ?
Oui. D’ailleurs, tous les ministres de l’Intérieur, quelle que soit leur couleur politique, reprennent cette idéologie dominante sur le thème : « je ne tolérerai aucune critique, je fais votre bien malgré vous… ».
-Pour justifier leur usage, le gouvernement explique fréquemment que l'argent des radars sert à améliorer la sécurité routière. Pourtant, vous démontrez dans votre livre que c'est faux !
Oui, ou en tout cas ce n’est que très partiellement vrai. D’abord, si l’Etat reverse environ un tiers du produit net des radars aux collectivités locales, pour qu’elles améliorent les infrastructures de transport, cette mission inclut les transports en commun. Ensuite, un deuxième tiers va à l’Afitf (l’Agence de financement des infrastructures de transport de France), mais 70% de ces sommes sont consacrées à l’essor du rail !
-Ce qui est frappant, c'est que l'Etat n'hésite pas à mettre la vie des usagers en danger pour faire des économies : l'exemple de l'éclairage en IDF ou celui des inspections pour les lieux accueillant du public mais qui ne s'appliquent pas pour les routes, sont à cet égard révélateurs...
Oui, le premier point que nous révélons dans notre livre est évidemment le plus stupéfiant. Quand la Direction interdépartementale des routes d’Ile-de-France décide de supprimer l’éclairage nocturne sur certaines portions d’autoroutes autour de Paris, elle s’appuie sur une étude où l’on voit que les économies d’énergie ont plus de poids que les vies humaines… Les CRS d’Ile-de-France, furieux de cette mise en danger, ont fait leurs comptes, eux. Et ils estiment, dans un document confidentiel que nous nous sommes procurés, qu’il y a près de trois fois plus d’accidents mortels en zone non-éclairée qu’en zone éclairée.
Quant au fait que les infrastructures routières ne font pas l’objet d’inspections systématiques, comme les écoles, les salles des fêtes, ou tous les lieux qui accueillent du public, c’est malheureusement vrai.
-Comment pensez-vous que ce système entièrement basé sur le tout-répressif puisse prendre fin ?
Je ne pense pas qu’il prendra fin, mais qu’il continuera au contraire à se sophistiquer pour prendre toujours plus d’automobilistes dans ses filets et rapporter ainsi toujours plus à l’Etat. Sans arriver à neutraliser le noyau dur des chauffards qui sont de réels dangers publics.
-En quoi consisterait selon vous une bonne politique de sécurité routière ?
On parle de « mix énergétique », en matière de politique environnementale, on pourrait aussi parler de « mix sécuritaire » sur les routes : un peu de radars, bien sûr, là où tout excès de vitesse est manifestement dangereux, mais aussi une lutte beaucoup plus acharnée contre l’alcool au volant (notamment chez les jeunes gens, à la sortie des boîtes de nuit en ville mais aussi à la campagne) ou la conduite sous l’emprise de drogues ou de médicaments provoquant la somnolence. Mais pour la mise en œuvre de politiques ciblées, il faut dégager des moyens humains, c’est moins facile que de financer une « cash machine » automatique dont on connaît à l’avance le rendement.