Communes : pour casser la vitesse, restez dans les clous !

Sur l’application Activ’Route permettant de signaler les zones de circulation à risque, les ralentisseurs « hors normes » se taillent la part du lion, bien devant les nids-de-poule ou les chaussées déformées. C’est que les collectivités locales débordent d’imagination pour ralentir les voitures… quitte à construire n’importe quoi, s’inquiète Alexandra Legendre, porte-parole de la Ligue de Défense des Conducteurs.

Note : cet article a été initialement publié le 7 septembre 2024 sur le site Capital.fr, où la Ligue de Défense des Conducteurs tient une tribune libre.

Il y a ce ralentisseur en forme de marche de trottoir, déniché à Oberhaffen-sur-Moder dans le Bas-Rhin, que les deux-roues et les voitures doivent franchir tant bien que mal. Il y a cette dalle de béton surélevée, dite « coussin lyonnais », repérée dans une rue étroite de Charenton-le-Pont dans le Val-de-Marne et positionnée à cheval sur une piste cyclable, semblant attendre que les vélos dérapent. Il y a ce curieux promontoire de pierre, en forme de barre de Toblerone, dont les 20 cm de haut et 30 cm de large coupent perpendiculairement une petite route communale de Cocherel en Seine-et-Marne, comme en embuscade. Il y a cet autre « coussin » en caoutchouc vulcanisé, dit « berlinois » cette fois, installé en sortie de rond-point à Mornant dans le Rhône, sur une route limitée à 50 km/h où, roues encore braquées, la glissade pend au nez des automobilistes par temps de pluie, quitte à se retrouver sur la voie d’en face.

Ces exemples de pseudo-ralentisseurs dont on se demande en quoi ils peuvent améliorer la sécurité routière, nous les avons identifiés grâce à notre application de signalement des zones à risque Activ’Route. Mais surtout, grâce à l’œil de lynx des usagers qui les ont portés à notre connaissance, afin que nous alertions les élus locaux sur leur caractère au mieux juste illégal, au pire carrément dangereux et ce, pour tous les usagers, qu’ils soient en voiture, à moto ou à vélo.

Comment sommes-nous arrivés à de telles dérives, alors que la construction des ralentisseurs fait l’objet d’un décret limitant très strictement leurs conditions d’implantation et datant de 1994, il y a trente ans donc ? Simplement parce que quelques années plus tard, le CEREMA (Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement, ex-CERTU) a publié un guide non réglementaire intitulé « Coussins et plateaux ». Depuis, ce guide a ouvert la porte à toutes les entorses à ce décret, dès lors que le ralentisseur « de type trapézoïdal » ou « de type dos-d’âne » – selon le verbiage officiel – est rebaptisé plateau ralentisseur, plateau surélevé, plateau traversant, coussin berlinois, etc. Vous ne rêvez pas, il s’agit juste d’une question de rhétorique, et tant pis si la forme géométrique trapézoïdale reste finalement la même !

Au-delà du contexte réglementaire rendu bancal par le Cerema, les responsabilités sont partagées. Ne nous voilons pas la face, les automobilistes trop pressés doivent en prendre leur part. Adapter sa vitesse en ville, où les risques sont omniprésents et les types d’usagers multiples, c’est la priorité de l’immense majorité des conducteurs… mais pas de tous. Il y a aussi les entreprises de travaux publics, dont le rôle de « sachants » – c’est-à-dire de professionnels au fait de la législation, dont les conseils avisés sont censés éviter aux élus de prendre de mauvaises décisions – n’est que trop rarement endossé. De leur côté, rien n’empêche les élus de recourir à d’autres solutions. Mais si la bonne vieille priorité à droite ou le radar pédagogique leur semblent insuffisants et qu’un ralentisseur s’impose à eux, qu’ils n’hésitent pas à en mesurer l’impact, à s’assurer que le lieu choisi pour l’édifier est judicieux, que ses dimensions n’endommageront aucun véhicule respectant la limitation (tout en remplissant parfaitement sa fonction de « casseur de vitesse »), ni ne provoqueront de catastrophe parmi les utilisateurs de deux-roues, motorisés ou pas.

De toute façon, aujourd’hui, la fête est partiellement finie. Un arrêt faisant jurisprudence de la Cour administrative d’appel de Marseille du 30 avril 2024 oblige désormais les collectivités locales à respecter à la lettre le décret de 1994, en tout cas en ce qui concerne les conditions d’implantation (ralentisseurs interdits sur une voie où le trafic est supérieur à 3 000 véhicules par jour, hors zone limitée à 30 km/h, sur le trajet d’un bus ou d’un car de service public, à deux pas d’un virage...). Pour la norme de construction détaillant les caractéristiques géométriques des ralentisseurs (10 cm de hauteur maximum, entre 2,5 m et 4 m de long…), il faudra encore attendre. L’association Pour une mobilité sereine et durable, avec le soutien de la Ligue de Défense des Conducteurs, a saisi le Conseil d’État pour exiger que cette norme soit respectée et qu’une fois pour toutes, on règle leur compte aux ralentisseurs illégaux. Pourquoi ce n’est pas encore le cas ? Vous n’allez pas en croire vos yeux : simplement parce qu’en 1994, « on » a oublié de s’assurer que ces caractéristiques étaient directement consultables dans le décret et, encore plus dingue, aucun ministre de l’époque n’a ratifié cette norme !

Ça va prendre du temps pour que les choses rentrent dans l’ordre. D’abord, il faut que les collectivités locales qui ont fait du guide « Coussins et plateaux » leur livre de chevet l’utilisent plutôt pour caler leur armoire normande. À l’avenir, pour construire un ralentisseur, seul le décret 94-447 de 1994 doit prévaloir pour éviter les ennuis. De notre côté, nous continuons à leur transférer les signalements de ralentisseurs « voyous » déjà existants que nous recevons sur notre plateforme Activ’Route.

Car il ne faut pas désespérer. De premières municipalités commencent à être condamnées à détruire leurs charmants édifices, tandis que d’autres précèdent la justice en les rasant avant d’y être contraintes. C’est déjà le cas dans quelques communes de l’Ain, des Alpes-Maritimes ou de la Gironde. Toutefois, c’est dans le département du Var que la résistance est la plus organisée (normal, c’est là que se trouve le siège de Pour une mobilité sereine et durable). Dernier exemple en date, cet été le Tribunal administratif de Toulon a donné raison à un couple de Vinon-sur-Verdon, victime d’un ralentisseur à l’origine d’insupportables nuisances sonores sous leurs fenêtres : celui-ci vit actuellement ses dernières heures.