Limitations administratives de la vitesse et sécurité routière: «La stratégie perdante»

Par le membre François Annic, ingénieur divisionnaire honoraire des travaux publics de l'Etat, Chef de la cellule départementale d'exploitation et de sécurité de Seine et Marne de 1983 à 1993

 

La faute originelle

Hors autoroute la circulation peut être qualifiée soit d'ubuesque soit de kafkaïenne. Pourquoi ? tout simplement parce que les routes sont livrées, sans réel contrôle (1), aux décisions de notables locaux lesquels, en matière de sécurité routière (ou ce qu'ils croient être la SR), sont bizarrement plus royalistes que le roi, en l'occurrence le gouvernement. Ce dernier dit : « la vitesse est la cause de tous les maux ». Haro donc sur celle-ci font-ils en surenchérissant. Comment ? Tout simplement en restreignant à tort et à travers les différentes limitations de vitesse prévues pourtant très sagement  par le code de la route. Ce faisant ils croient bien faire, c'est-à-dire agir pour la sécurité routière. En réalité, ils vont à l'encontre de celle-ci. Pourquoi ?

Les conséquences

Parce que plutôt de faire adhérer la majorité des automobilistes aux mesures prises, les restrictions abusives, souvent illégales, les conduisent dans les rangs des chauffards, puisque les excès qu'ils commettent constituent des infractions stigmatisantes bien qu'injustifiées au fond.
Par ailleurs, il faut se placer dans la psychologie du conducteur. La brimade que constitue l'injonction  de  respecter une allure irréaliste par rapport à la perception que le conducteur a de l'environnement, ne peut que l'inciter à ne pas respecter la vitesse proposée pour la section suivante (la véritable section agglomérée par exemple). C'est la (ma) théorie du temps constant, laquelle consiste à récupérer immédiatement après, par une allure supérieure, le temps estimé volé dans la zone précédente.
Aléatoires et variables selon les sensibilités locales (maires, président, préfet), les restrictions locales créent une hétérogénéité sur le moindre itinéraire, qu'il soit intercommunal ou interdépartemental. La règle de « la République une et indivisible» n'est pas respectée, maltraitée qu'elle l'est pas des décideurs locaux qui se comportent comme de petits potentats, leurs décisions ignorant d'ailleurs les règles qu'ils prétendent faire respecter.
Accessoirement, elles génèrent les conditions pour les infractions douteuses, considérées alors  à juste titre par les automobilistes comme étant surtout une source de revenus pour l'État et les collectivités territoriales et non un outil  pédagogique d'éducation à la sécurité routière (2).
Si les déplacements sur les voies rapides (autoroutes et routes pour automobiles) ne posent pas de problèmes aux automobilistes, c'est que s'y appliquent à 95 % les règles du code de la route. La raison en est que,  outre le fait que leurs caractéristiques sont  conformes aux normes de conception et de construction ( à la différence de nombreuses voies communales ) , la police administrative y est  exercée  par  des techniciens..

Les responsables

Sur le réseau ordinaire interviennent les politiques et les élus locaux.
Tout d'abord le préfet. Bien que fonctionnaire ce dernier est aux ordres du pouvoir politique. Il dirige depuis peu l'ensemble des services techniques de l'État, lesquels n'ont plus de compétence technique en matière routière.
Viennent ensuite le président du conseil général et la cohorte des conseillers généraux, souvent maires par ailleurs. Ce dernier cumul se traduit en matière de circulation et de sécurité routières par une compréhension excessive des problèmes communaux (intérêt particulier) au détriment de la  stratégie routière départementale (intérêt général) (3). 
Les maires, rien que 514 en Seine-et-Marne,  sont isolés, dépourvus de moyens humains, et pour les agglomérations plus importantes, de spécialistes. Ils «bricolent» en utilisant une boîte à outils et en maltraitant les règles du code de la route. Un exemple limite mais fréquent étant le recours aux «stop» pour réguler la vitesse, ignorant que son unique usage est de signaler une priorité, définie préalablement dans un arrêté. Le problème est qu'aucune de ces personnes n'a, à quelques unités près, de  réelles connaissances des problématiques  de la sécurité routière et plus spécialement de la conduite automobile (leur seul brevet étant le permis de conduire). Mais ceci ne les empêchent pas de réglementer la circulation, c'est à dire notamment de restreindre localement les vitesses sans d'ailleurs en motiver réellement la décision ni dans la forme ni sur le fond. Pas un policier ou un gendarme ne s'opposera à une proposition de restriction locale de la vitesse. En effet, plus la barre est basse, plus d'automobilistes la franchiront, plus le travail de contrôle sera rentable, plus les quotas seront vite atteints, meilleures seront les appréciations. Par ailleurs, il n'y a pas de véritable police de la route. Rares sont les gendarmes ou policiers qui opèrent, pour ne pas dire sévissent, sur les différents réseaux routiers, ayant de bonnes connaissances en ces domaines. Hormis l'alcool, principal facteur des accidents, présent dans un  tiers des accidents, mais difficile à contrôler, toute l'action des pouvoirs publics se reporte sur la vitesse, présente  dans 18% des accidents mais élément facile à contrôler. Dans un accident, c'est l'inadaptation de la vitesse aux circonstances qui intervient. L'abaissement  arbitraire et erratique des seuils légaux  permet sans doute aux responsables  de passer pour d'ardents défenseurs de la sécurité alors qu'il témoigne soit  de leur lâcheté soit  de leur incapacité. Elle a comme effet négatif de rendre la conduite  automobile fatigante et stressante, ce qui   peut être une source d'accidents.

Exemples divers d'abus administratifs

1° Les routes à chaussées séparées
L'article R 413-2 dispose que hors agglomération, la vitesse des véhicules est limitée à 110 km/h sur les routes à deux chaussées séparées par un terre-plein central. Or, de nombreuses sections de route répondant à ce critère sont restreintes à 90 km/h voire moins, sans que les caractéristiques particulières des lieux le justifient réellement.

2° Les zones urbaines à 70 km/h
Si le premier alinéa de l'article  R413-3 dispose qu'en agglomération la vitesse des véhicules est limitée à 50 km/h, le second précise que toutefois cette limite peut être relevée à 70 km/h sur les sections de route où les accès des riverains et les traversées de piétons sont en nombre limité et sont protégés par des dispositifs appropriés.
Il est aisé à chaque automobiliste de constater que bien  rares sont les applications de ces dispositions, qu'il s'agisse de simples traverses ou d' artères urbaines,  telles  les voies  de Bercy ,où pourtant l'on ne risque pas de renverser un piéton.

3° Les entrées d'agglomération
L'article R411-2 dispose que les limites des agglomérations sont fixées par arrêté du maire. Les lois de décentralisation de 1981 ont donné au maire le pouvoir d'en décider seul. L'article R 110-2 défini le sens des termes utilisés dans le code de la route: l'agglomération est l'espace sur lequel sont groupés des immeubles bâtis rapprochés et dont l'entrée et la sortie sont signalées par des panneaux placés à cet effet le long de la route qui le traverse ou qui le borde.
Le premier terme de la phrase est souvent oublié, et le préfet n'a pas exercé, volontairement ou non le contrôle de légalité. C'est ainsi que l'on voit couramment des panneaux E 23 implantés à plusieurs centaines de mètres avant leur emplacement réglementaire si l'on respectait l'article sus-visé. Des centaines d'automobilistes sont ainsi traités comme des délinquants, les autorités les considérant comme de dangereux conducteurs, pour avoir roulé à 60 km/h là où le code autorise 90 km/h.
Quant au deuxième terme, il y a à l'évidence tromperie lorsque l'on applique le terme qui le borde à une agglomération proche de la voie concernée , mais dont les habitations n'y  sont pas directement raccordées.
Cette situation se trouve aggravée par la mise en place, sans doute pour des motifs esthétiques, d'un panneau de type  urbain, si discret qu'il n'est détectable qu'à une vingtaine de mètres. Les communes compensent alors  cette inefficacité par l'implantation de  panneaux de rappel 50 km/h.

4° Zone de transition ou d'approche
Si l'on observe ce qui se passe à l'entrée des villages, il semble que les automobiles modernes n'aient pas de frein ou que les automobilistes ne voient pas. En effet, quelle difficulté y a-t-il pour qu'une automobile passe de 90 à 50 km/h en 150 mètres ? Aucune. A condition toutefois que le panneau E 23 signalant l'entrée de l'agglomération soit de bonnes dimensions, non dissimulé dans les fleurs ou noyé dans un totem. La mode «small is beautiful» s'étant répandue sur les routes, les élus ruraux ont réclamé de jolis petits panneaux si peu visibles qu'en Seine-et-Marne le conseil général  a monté un  programme spécial de zones de transition à 70 km/h pour pallier cette défaillance. Inutile de préciser que le coût de ce programme départemental n'est pas donné. Au lieu d'un seul panneau réglementaire, on a mis en place un panneau minuscule sur un joli mât anodisé style urbain ou dans un portique d'entrée fleuri, le tout précédé d'une zone  de transition de 150 mètres de long, constituée d'une  bande centrale de gravillons colorés,  de haies végétales latérales (indispensable en campagne !) , précédée bien sûr d'un panneau 70 km/h.

5° Les « stop »
Maîtrisant mal la vitesse dans leur agglomération , tous les maires ou presque ont eu  une idée de génie :« mettons en place des stop sur nos lignes droites, ainsi  les automobilistes seront bien obligés de s'arrêter, et donc de réduire leur  vitesse.
Malheureusement ce raisonnement est faux, et sur plusieurs points :
Au plan technique réglementaire, car le stop est prévu pour régler une priorité et non  pour agir sur la vitesse.
Au plan psychologique, car il est possible que l'automobiliste ainsi brimé  cherche  à regagner le temps indûment perdu en roulant plus vite sur la section suivante, donc en augmentant les risques d'un accident.

Au plan moral, car il n'est pas tolérable que l'État laisse les autorités locales maltraiter ainsi la réglementation, ce au détriment des citoyens que sont les automobilistes, lesquels sont condamnés à tort.

6° Les giratoires
L'exception française irait-elle jusqu'à nous distinguer en matière routière?
La France  détiendrait la moitié du parc mondial. N'est-il pas curieux qu'un pays aussi évolué techniquement ne recours qu'à un seul type d'aménagement d'intersection? Pas étonnant si l'on considère les différentes catégories de giratoires en place sur le territoire national:
le faux: rond-point qui n'a pas les caractéristiques du giratoire (l'anneau) mais est néanmoins traité  comme tel,
l'inutile: rond-point qui ne concerne pas  une  intersection,
le touristique: simple embellissement  d'entrée de ville, paysagé voire arboré ,souvent agrémenté de sculptures ou de matériels  agricoles du siècle passé
Ces deux dernières catégories peuvent se cumuler, étant de surcroît généreusement subventionnées au titre des travaux de sécurité routière,
Dans tous ces cas les giratoires sont plus utilisés comme réducteur de  vitesse, que d'aménagement d'intersection.

Les causes

Outre les raisons précédemment évoquées relatives aux prescripteurs locaux (maires, président, préfet), lesquels sont persuadés d'agir pour la sécurité routière, il faut dénoncer l'imposture intellectuelle que constitue le discours officiel de la sécurité routière, relayé par les associations. Ce discours confond deux notions totalement différentes, à savoir: limite administrative et vitesse instantanée inadaptée à la situation, conduisant ainsi à abaisser excessivement la limite administrative, applicable quel que soit le trafic notamment. D'où l'insatisfaction des automobilistes contraints à des vitesses inadaptées à la situation. Ce manque de confiance dans le comportement des automobilistes a des conséquences  néfastes. En effet, la vitesse pratiquée est fonction de la fréquentation (densité), ainsi la limite devrait-elle résulter plus de cela que du panneau, lequel devient franchement intolérable lors des  très longues périodes (  nuit ou jours fériés) où la densité de circulation est faible et donc les risques de collisions quasi inexistants. Alors,  pourquoi restreindre la vitesse prévue par le code ?
Au surplus, nombre de ces restrictions qualifiées d'injustifiées ou d'abusives sont très souvent non motivées juridiquement ; les arrêtés ne comportant que rarement des motifs circonstanciés. L'unique évocation de la sécurité routière ne devrait pas être admise. S'en contenter, ce qui est fréquemment le cas actuellement, signifierait  que les règles générales du code de la route  sont laxistes.
Normalement s'exerce le contrôle de légalité, mais celui n'est que formel car le préfet n'a pas, n'a plus, les moyens humains pour l'exercer. Il y faudrait des spécialistes nombreux, car un contrôle sérieux demande au bas mot une demi-journée si l'on doit se rendre sur le terrain et comment juger sans cela d'ailleurs. L'actuelle conjoncture  ne se prête pas  à un effort de l'État en ce domaine.

Propositions

Inversons la problématique.
Laissons en paix les automobilistes. Revenons aux dispositions de base du code de la route. Ce qu'avait d'ailleurs demandé partiellement la circulaire ministérielle du 26 mai 2006, relative à la mise en cohérence des limitations de vitesse. Son intitulé est en quelque sorte l'aveu officiel de ce que la réalité du terrain n'avait plus rien à voir avec les dispositions générales du code de la route. On se doute bien que seuls les cas les plus flagrants ont été rectifiés, leur maintien aurait été intolérable en regard de la rigueur de la répression. Ces quelques interventions n'ont d'ailleurs concerné que les routes les plus importantes.

La suppression systématique des restrictions non réellement motivées  conduirait  la très grande majorité des automobilistes  à  respecter les limitations générales du  code de la route, les  distinguant ainsi des véritables délinquants ou dangereux chauffards. C'est sur ces derniers que les représailles doivent être effectuées, représailles attendues par la grande majorité des automobilistes, lesquels deviendraient alors les ardents défenseurs de la sécurité routière, à l'inverse de la situation que nous vivons aujourd'hui.
                    
       

Vert-Saint-Denis, le 30 août 2011
          
F.ANNIC

(1) -  le contrôle technique des infrastructures routières a été envisagé dans les années 90. Sa mise en  oeuvre était mal perçue par les services de l'État, lesquels ne voyaient pas d'un bon oeil des sociétés privées en être chargées, ni de se trouver dans la situation du contrôlé.

(2) - Si en matière de vitesse l'automobiliste a le devoir de respecter les limitations (générales) et les restrictions (locales) y apportées par les personnes autorisées, il a en retour le droit d'exiger que ces restrictions soient conformes  aux dispositions du code de la route. Il n'en est malheureusement pas ainsi.

(3) - Les conseils généraux maltraitent les routes départementales. Celles-ci ne sont pas considérées comme des voies de liaison mais comme des tronçons de desserte locale (ex : un projet de zone d'activités pour laquelle on  prévoit de dévier la RD pour en assurer la desserte intérieure,  allongeant ainsi le parcours de transit et  créant des gênes  sur un itinéraire alors en rase campagne)