Permis de conduire à vie : un ascenseur émotionnel pour les seniors

Perdre son permis de conduire parce qu’on est trop vieux, c’est la perspective à laquelle 10 % de la population – part des plus de 75 ans en France – est régulièrement confrontée, quand resurgit le débat des tests d’aptitude dès qu’un accident grave implique une personne âgée. Une épée de Damoclès profondément injuste, selon Alexandra Legendre, porte-parole de la Ligue de Défense des Conducteurs.

Note : cet article a été initialement publié le 27 octobre 2023 sur le site Capital.fr, où la Ligue de Défense des Conducteurs tient une tribune libre mensuelle.

C’est la première fois qu’on me traite de Bisounours. Ce sobriquet, je le dois au positionnement de notre association sur le permis de conduire et les seniors. À la LDC, où l’on prône la « conduite responsable », on pense en effet que la difficile décision consistant à renoncer à prendre le volant parce qu’on ne s’en sent plus capable physiquement, pour cause d’années qui défilent, revient au conducteur lui-même. Son entourage, sa famille, son médecin traitant pouvant évidemment l’accompagner dans cette démarche souvent douloureuse. C’est cette conviction qui m’a valu d’être comparée à Toubisou l’ourson orange ou Toucâlin le violet (pour une fois que ce n’est pas Touronchon le bleu !). En effet, nos contradicteurs considèrent qu’une loi, un règlement, un décret limitant l’accès à la conduite à partir d’un certain âge serait plus indiqué. Parce que les « vieux » (appelons un chat un chat), c’est bien connu, n’ont plus la capacité de juger par eux-mêmes. Ils sont dans le déni. La société doit choisir pour eux.

Quelle cruelle posture. Et quelle angoisse pour nos aînés que de voir régulièrement ce sujet resurgir, dès qu’un fait-divers tragique implique une personne âgée ayant perdu le contrôle de son véhicule, faisant les gros titres. C’est ainsi qu’est née la proposition de loi « à chaud » d’un député Modem, en juillet dernier, « visant à mettre en place une visite médicale de contrôle à la conduite pour les conducteurs de soixante-quinze ans et plus ». L’Europe aussi travaille sur le sujet, avec notamment une obligation de renouveler son permis tous les cinq ans après 70 ans (Karima Delli, qui dirige la commission des transports au Parlement, ayant ensuite joué la surenchère et demandant que ce délai passe à deux ans à partir de 80 ans, sans oublier des tests médicaux dès 60 ans). Ce n’est pas la récente dénégation de Clément Beaune, notre ministre des Transports, qui va rassurer les seniors. Peut-on le croire lorsqu’il déclare, du bout des lèvres, que la France « ne soutient pas l’idée qu’on impose une forme de contrainte ou de mur, de date de péremption, avec un âge pour le permis de conduire » ? Quand il avait affiché la même détermination pour abroger la mise en place du contrôle technique des deux-roues en juillet 2022, finalement entériné courant 2023 ?

En tout cas, au standard de notre association, dans notre boîte mail, les témoignages inquiets s’accumulent, depuis que nous avons lancé notre pétition « Non à la suspension du permis de conduire des seniors » (car il vaut mieux prévenir que guérir). « Je suis directement concerné. Cinquante-cinq ans de conduite sans accident, 76 ans, en pleine possession de mes moyens, pas d’alcool ni tabac ni autre chose, nous a ainsi confié Alain, depuis Épernay (Marne). Il faut penser aux régions les plus reculées, sans transports. On ne remplace pas le côté ultra-pratique de la voiture ! » Noëlle, à Trélissac (Dordogne), panique : « Pour ma part je suis loin de tout et absolument tributaire de mon véhicule. Je n’ai jamais perdu un point sur mon permis. Sans lui, que me restera-t-il ? Un EPHAD ou une résidence senior ? Bien trop chers… Je ne veux pas être à la charge de mes enfants ». André, 86 ans et un million de kilomètres au compteur, résidant à La Teste-de-Buch (Saône-et-Loire), s’honore de n’être responsable d’aucun accident à ce jour, alors qu’il traverse encore la France deux ou trois fois par an, « en plus des petits trajets locaux ». Il rejette catégoriquement l’idée d’une « sanction des vieux conducteurs expérimentés contre toutes justifications se référant a priori au nombre d’accidents dont ces anciens pourraient être tenus pour responsables ». Émile, de Saint-Laurent-Nouan (Loir-et-Cher), se veut plus fataliste mais ne se désole pas moins : « Si je n’ai plus de permis, je ferai comme tant d’autres : vivant à la campagne, je roulerai sans permis... »

Certaines réalités méritent d’être rappelées : tout d’abord, les conducteurs de plus de 75 ans causent moins d'accidents graves que les autres : par rapport à leur pourcentage dans la population, ils causent 2,3 fois moins d'accidents mortels que les 20-24 ans et 1,6 fois moins que les 25-34 ans. Par ailleurs, dans les pays où des mesures ont été prises pour limiter l’accès à la conduite des personnes âgées, le taux de mortalité de ces dernières a augmenté, parce qu’elles sont devenues plus vulnérables, se déplaçant désormais à pied ou à vélo… sans pour autant qu’il y ait moins de sinistres.

Les défenseurs de la fin du permis à vie accompagnent leur réflexion de l’habituel wagon de « y a qu’à-faut qu’on » censés évacuer les objections. Il suffit de mettre en place un accès facilité aux transports en commun, des systèmes de navettes régulières ou encore du portage à domicile. En effet, sur le papier tout cela semble merveilleux, mais qui va financer tout ça ? Dans quel délai ? Et puis, dans les déserts médicaux où cette mesure menace de faire le plus de dégâts, il faudrait déjà m’expliquer où on trouvera les praticiens pour faire ces visites obligatoires ! Après, c’est moi qu’on m’accuse de vivre dans le monde des Bisounours…