Alors que la désindustrialisation de la France figure au cœur des débats actuels, la volonté de l’Europe de cesser de produire des véhicules thermiques en 2035 ne va rien arranger, regrette Alexandra Legendre, porte-parole de la Ligue de Défense des Conducteurs.
Note : cet article a été initialement publié le 8 juillet 2022 sur le site Capital.fr, où la Ligue de Défense des Conducteurs tient une tribune libre bimensuelle.
Pour travailler de longue date dans le milieu automobile, je me souviens du frisson glacé qui avait saisi le public et les professionnels lors du Mondial de Paris en 2006, à la découverte du stand Landwind, première marque chinoise s’aventurant à exposer ses véhicules sur ce qui était alors le plus grand salon de la planète. Un crash-test catastrophique avait eu raison de ces velléités conquérantes. Pas si grave finalement, puisqu’à l’époque, la Chine ne comptait que 44 voitures pour 1.000 habitants : avec plus de 1,3 milliard de potentiels clients, le marché local s’annonçait finalement autrement prometteur que l’Europe, avec des contraintes réglementaires bien plus légères.
Seize ans plus tard, la donne a carrément changé. Non seulement l’équipement « automobile » a littéralement explosé en Chine (214 voitures pour 1.000 habitants, + 400 %), mais l’industrie locale, instruite par les constructeurs occidentaux et dont les usines ont entre-temps poussé comme des champignons, s’est renforcée. Au point de s’affranchir de ses partenaires historiques et de fonder des dizaines de nouvelles marques.
Selon le site BestSellingCarsBlog, elles sont aujourd’hui 190, dont la moitié sont nées entre 2018 et 2022 ! Cette frénésie s’accompagne d’une montée en compétence indéniable, en particulier dans le domaine de l’électromobilité. Plus de 80 % de la production d’électricité dans le pays émanant de combustibles fossiles (principalement le charbon) et non pas d’énergies renouvelables, voyez-y ici une volonté de s’affranchir de la dépendance du pétrole plutôt qu’une réelle mobilisation pour préserver l’environnement…
Parallèlement, la Chine est devenue le leader incontestable de la batterie, puisqu’elle représente 60 % de la production mondiale. Cerise sur le gâteau : l’industrie automobile chinoise affiche une surcapacité de production évaluée à un tiers par le cabinet PwC,il est temps d’exporter.
Autant vous dire qu’à la nouvelle de l’interdiction des moteurs thermiques en Europe en 2035, les bouchons de baiju, alcool le plus populaire de Chine, ont dû sauter ! Car toutes les conditions sont remplies pour que ce qui n’a pas été possible en 2006 devienne non seulement réalisable, mais carrément rentable. Le savoir-faire en matière de véhicules électriques et hybrides rechargeables, la qualité de fabrication – on est loin des copies pauvrement réalisées des débuts – et surtout, les prix de vente canon, augurent des perspectives de ventes particulièrement appétissantes.
"A la nouvelle de l’interdiction des moteurs thermiques en Europe en 2035, les bouchons de baiju, alcool le plus populaire de Chine, ont dû sauter"
Au fil des quatre décennies passées, certains ont craint l’invasion des japonais, représentés principalement par Toyota, Nissan, Honda, Mitsubishi ou Suzuki, puis des coréens, dont la production est surtout assurée par Hyundai et Kia. Mais grâce au boulevard que nous venons de leur offrir, ce sont près de 80 labels chinois qui pourraient, à relativement brève échéance, débarquer sur l’Ancien continent !
Absents du seul marché français il y a trois ans (si l’on était provocateur, on pourrait écrire excepté le suédois Volvo, propriété du groupe Geely depuis 2010), ils sont désormais cinq : MG, né en 1924 en Grande-Bretagne mais naturalisé chinois dès 2005, LEVC (vous avez dû voir leurs véhicules façon taxis londoniens, dont ils sont d’ailleurs issus), Aiways, Lynk & Co et, tout récemment, Seres.
Au cours des six premiers mois de 2022, pas loin de 6.000 modèles made in Pékin ont ainsi trouvé preneurs, soit 0,8 % de part de marché (source Autoactu.com). Ce n’est donc qu’un début… Rien que sur le marché des voitures 100 % électriques, les chinoises comptent déjà pour 2,7 % des ventes, soit autant qu’Opel et à peine moins que Volkswagen. À noter que la Dacia Spring, deuxième voiture “wattée” la plus vendue dans notre pays entre janvier et juin (9.203 exemplaires), est fabriquée dans l’usine de Dongfeng à Shiyan, au cœur de l’empire du Milieu…
Quelles conséquences pour l’industrie européenne d’ici à 2035 ?
L’Allemagne s’apprête à tirer son épingle du jeu, notamment grâce à sa très forte présence à l’international et surtout… en Chine. Le groupe Volkswagen tout particulièrement, qui se rachète une respectabilité depuis le dieselgate de 2015 en psalmodiant sa foi dans le tout-électrique à qui veut l’entendre, tout en ayant la puissance industrielle et financière de répondre à toutes les demandes de motorisations à travers le monde.
Les groupes français, eux, ont bien plus à perdre. Les marques Renault, Peugeot, Citroën et DS sont presque exclusivement distribuées en Europe. L’abandon du thermique contraint donc leur maison-mère respective à investir massivement dans l’électrique… et peut-être, à terme, à ne plus fabriquer de moteurs essence ou diesel qui resteront pourtant, à n’en pas douter, majoritaires dans de nombreuses parties du monde !
Mais ils devront aussi, sur leur propre terrain – l’Europe, donc –, composer avec la montée régulière des coréens (Hyundai et Kia y vendent déjà chacun plus de voitures que Citroën), avec le numéro 1 mondial Toyota toujours très offensif, et, donc, avec ces nouvelles marques chinoises qui vont débarquer régulièrement pour “manger du marché”.
"Ce sont 100.000 emplois qui sont directement menacés dans la filière industrielle française"
Au total, d’ici à 2035, ce sont 100.000 emplois qui sont directement menacés dans la filière industrielle française (auxquels s’ajoutent 70.000 postes dans la filière des services et sachant que plus de 200.000 emplois ont déjà disparu depuis 2005). Ce, malgré la construction de futures « gigafactories » de batteries électriques et la naissance de nouveaux services liés à la mobilité individuelle, nécessitant beaucoup moins de main-d’œuvre.
Mais finalement, sachant que notre pays ne compte plus que pour 2 % de la production automobile mondiale, contre 5 % en 2005, ce sabordage intéresse-t-il encore véritablement nos élus ?