Big Brother est l’une des grandes figures métaphoriques du régime policier et totalitaire, de la société de surveillance et de la réduction des libertés. 60 ans après la parution, juste après-guerre, en 1949, du roman de George Orwell « 1984 », le spectre de Big Brother n’a jamais été aussi menaçant. En effet, les progrès technologiques permettent de réaliser ce qui relevait au siècle dernier du fantasme et de la science-fiction. L’automobiliste est sans doute le premier à être confronté à la réalité d’une surveillance qui permet d’exercer un contrôle permanent sur l’individu.
La menace pour les droits et libertés de chacun déjà bien réelle est en train de prendre une dimension nouvelle avec deux propositions législatives qui pourraient nous faire définitivement basculer dans la société de surveillance. Ainsi, comme si les radars en tout genre ne suffisaient pas, le parlement européen va devoir se prononcer, après l’avis favorable du Conseil des ministres de l'Union européenne du 19 novembre 2018, sur un texte de la commission européenne qui vise à durcir la règlementation pour, officiellement, rendre les routes européennes et les véhicules qui y circulent plus sûrs. Dans sa pétition qu’elle a mise en ligne, la Ligue de Défense des Conducteurs résume la volonté des instances européennes de la manière suivante : « il s’agit de rendre obligatoire dans tous les véhicules neufs, la présence d'un dispositif d'enregistrement des données du véhicule ("boîte noire"), à commencer par sa vitesse » et d’empêcher « la désactivation des aides à la conduite y compris, à l'avenir, du limiteur automatique de vitesse s'adaptant à la vitesse autorisée (LAVIA) ». Le recours à ce type de dispositifs n’est même pas une option, il s’impose, parce que l’intelligence artificielle doit, selon le législateur européen, être préférée à l’intelligence humaine. L’accident, la faute, la négligence, l’inattention, l’imprévu, tout ce qui peut surgir du réel et de la vie sont considérés comme trop dangereux pour être davantage tolérés. N’y voyez pas la marque des lobbies que l’on sait si présents et puissants à Bruxelles, pas du tout, vous pouvez vous laisser conduire les yeux fermés, c’est pour votre sécurité.
La France n’est pas en reste puisque l’article 13 du projet de loi d’orientation des mobilités veut habiliter le gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures visant à rendre accessible aux forces de l’ordre certaines données des véhicules routiers connectés, y compris des systèmes d'aide à la conduite ou de navigation intégrés au véhicule. Le plus incroyable est sans doute que toutes ces transformations majeures passent inaperçues. Comment se fait-il que seuls quelques sites spécialisés dans la presse auto en fassent état ? Comment la presse généraliste peut-elle à ce point passer à côté de mesures aussi attentatoires aux libertés, surtout dans une période marquée par le mouvement des Gilets Jaunes ? Car la question qui se pose est assez vertigineuse : une société dans laquelle toutes les infractions – ici des excès de vitesse – sont, à chaque instant, connues, punies ou punissables, est-elle souhaitable, est-elle souhaitée, et peut-on alors encore parler de démocratie ? L’idéologie - transhumaniste - qui contamine l’esprit des lois actuelles a en réalité pour objet et pour effet de faire passer le conducteur, donc l’Homme, pour un être défaillant, ce qui fait in fine de lui un criminel en puissance. Dans cette optique, il ne peut y avoir de petites infractions, il n’y a que des infractions graves. Il est vrai que ces propositions doivent encore être débattues devant les parlements. Mais qu’il s’agisse du Parlement européen ou du parlement français, nos représentants savent-ils voir les enjeux concrets, résister aux lobbies et dépasser la propagande des entreprises comme Google dont le modèle économique constitue un véritable pouvoir ? Ce pouvoir, concurrent des Etats, Shoshana Zuboff, Professeur à Harvard, l’appelle le capitalisme de surveillance.
Le capitalisme de surveillance a pour lui deux redoutables atouts. Le premier, comme nous venons de le voir, est que les transformations qu’il génère passent inaperçues. Beaucoup n’y voient que le signe du progrès technologique qui bénéficie d’a priori très favorables. La deuxième force de ce pouvoir est qu’il sait, comme tout pouvoir, très bien manipuler l’opinion. C’est toujours la même propagande qui est reprise sans clairvoyance aucune comme ce fut le cas lors des débats sur le 80 km/h. Une propagande aussi simple qu’efficace : « il faudrait être un horrible personnage pour ne pas vouloir que le nombre de morts sur les routes diminue ! ». Ou encore : « Avez-vous déjà vu un accidenté de la route ? ». L’idée est de faire culpabiliser son interlocuteur et de disqualifier celui qui voudrait tenter la moindre objection.
Car derrière la sécurité routière, les enjeux financiers sont colossaux. A la fois pour l’Etat et pour les entreprises innovantes. L’Etat utilise des technologies toujours plus sophistiquées pour traquer le plus discrètement possible les automobilistes et plus généralement les citoyens. Il y voit un moyen efficace de remplir des caisses vides autrement qu’en prélevant des impôts ou des taxes. Mais à vouloir « en même temps » sauver des vies et courir après les amendes, les pouvoirs publics jouent le jeu mortel de la duplicité. Ce qui, en 2003, l’année où les premiers radars ont été mis en place, était perçu comme un objectif légitime et largement accepté, est désormais perçu comme la pire des hypocrisies. Pour les entreprises du capitalisme de surveillance, c’est l’analyse des données comportementales des individus qui constitue le nouvel or noir, ce qui explique par exemple l’alliance récente entre Google et Renault-Nissan-Mitsubishi. Pour pouvoir prédire à l’aide d’algorithmes et d’intelligence artificielle les infractions et pour pouvoir augmenter les primes d’assurance des mauvais élèves.
En somme, le capitalisme de surveillance est en train de réussir là où la Stasi et les régimes totalitaires ont échoué. Une société qui a pour modèle l’homme discipliné parce qu’il se sait surveillé, traqué, fiché, infantilisé et finalement asservi, rend-elle heureux ? C’est à ce genre de question qu’il est urgent de répondre collectivement en distinguant ce qui relève du progrès et ce qui n’est rien d’autre qu’une régression.
Jean-Charles TEISSEDRE
Avocat au barreau de Montpellier
8 place Saint-Côme – 34000 Montpellier
spécialiste du droit routier
membre fondateur de l’Automobile Club des Avocats.
http://www.teissedre-avocats.com/