Délégué général de Maintenance des routes de France (MFR), Jean-Max Gillet est un expert de l'état du réseau routier français. Dans notre étude sur l'état du réseau routier en France, il déplore que les sommes engagées dans nos routes ne soient pas mieux utilisées. Cette longue interview accordée à la Ligue de Défense des Conducteurs va vous en convaincre.
En tant que professionnel du secteur, quel constat faites-vous aujourd'hui quant à l'état du réseau routier français ?
Jean-Max Gillet : « Je suis convaincu que le problème des routes en France n'est pas une question d'argent, mais de qualité du diagnostic et de compétence. Quand on lit le rapport de l'Observatoire National de la Route (ONR), on constate que seuls 17 % du réseau départemental sont auscultés chaque année. L'État ne connaît pas son patrimoine routier, malgré les fortunes dépensées pour l'ausculter. Les données des routes, qui déterminent les indicateurs développés par les services de l'État pour établir une note de qualité, ne sont pas pertinentes en raison des méthodes de relevé et de traitement.
En effet, historiquement, on note des pourcentages de dégradation visuelle par section de 200 mètres. Même automatisée, la méthode reste d'un autre âge, alors que des technologies actuelles comme le LIDAR (radar laser, NDLR) permettraient d'obtenir un échantillonnage ultraprécis des surfaces, de dimensionner au mieux les travaux et ainsi garantir leur durabilité à un coût optimal. De plus, on compte en unité de longueur et non de surface, donc sans distinguer une deux-fois quatre-voies avec terre-plein central et bande d'arrêt d'urgence d'une route étroite à double sens, alors que le coût dépend de la surface.
La donnée routière est par nature très compliquée et doit être envisagée pour sa finalité. Il faut tenir compte du nombre de voies, des surfaces, des épaisseurs variables, des différentes couches, des propriétés de matériaux différents, de chaussées qui ont vécu et évolué. Une rue en pente ne subit pas les mêmes contraintes en montée et en descente, tout comme une voie de bus et une piste cyclable, qui en plus doivent répondre à des critères de confort ou de sécurité complémentaires. Les giratoires, eux, posent des problèmes techniques en raison des forces bien supérieures qu'ils doivent supporter par rapport à un carrefour...
Enfin, nous constatons que la bonne réalisation des travaux n'est pas assez vérifiée. Sur tous les chantiers que NextRoad contrôle, 80 % ne sont pas conformes au cahier des charges, avec souvent pour conséquence une durée de vie réduite. »
Comment mettre fin à ces mauvaises pratiques ?
« La première étape doit être la connaissance effective et opérationnelle du patrimoine routier. Il ne s’agit pas de caractériser le patrimoine dans une simple approche statistique au travers d’indicateurs, mais de le connaître quantitativement, qualitativement et en détail. Il faut pouvoir analyser la pertinence des décisions passées, arbitrer les décisions futures, puis être capable d’en mesurer l’efficacité.
Cette connaissance doit permettre aux gestionnaires, c’est-à-dire à l’équipe dirigeante tripartite d’une collectivité (politique/technique/financier), de disposer des indicateurs-clés, d’un tableau de bord leur permettant de s’engager dans un programme d’entretien optimisé et maîtrisé car priorisé, en évitant les arbitrages à des fins politiques que nous constatons trop souvent.
La deuxième priorité tient à l’engagement sur la durée de vie des travaux. Plus que les innovations techniques, la solution la plus efficace reste la bonne maîtrise des travaux réalisés pour qu'ils durent plus longtemps. Cela implique de parfaitement les dimensionner, préparer et contrôler, puis de s’assurer que leur durée de vie effective soit comparée à leur durée de vie théorique, pour mesurer et analyser les écarts constatés et appliquer les actions correctives, afin de progresser.
Pour ce faire, les collectivités doivent formaliser leur politique en la matière, en interne ou avec le soutien de bureaux d’études indépendants des entreprises routières. Mettre fin au conflit d’intérêt dans l’industrie routière doit être la règle. »
Votre syndicat, Maintenance des routes de France, estime l'investissement nécessaire à l'entretien des routes à 14 milliards d'euros, évaluation à laquelle la Ligue de Défense des Conducteurs était elle aussi parvenue. Comment aboutissez-vous à ce montant et quel résultat concret en attendre pour les usagers de la route ?
« Nous sommes partis des données figurant dans le rapport de l'Observatoire National de la Route. Lequel évalue le coût annuel des travaux d'entretien routiers, donc hors travaux destinés à de nouvelles infrastructures, à près de 14 milliards d'euros, et permet d'estimer que 56 % des routes (réseau national non concédé et départemental) sont en bon état et 44 % en mauvais état ou nécessitant un entretien. Si l’on considère que ce budget est insuffisant et qu'il a généré un retard dans les travaux à réaliser et donc une dégradation des infrastructures, nous estimons que l'équivalent de 100 % d'un budget annuel serait nécessaire pour résorber ce retard.
Comme il serait impossible de réaliser 100 % de travaux supplémentaires en un an, nous avons pris comme hypothèse d’étaler les travaux les plus lourds sur quatre ans, puis sur les trois ans suivants les travaux d’importance moyenne. En parallèle et afin de rester réalistes, le coût des travaux lourds en retard a été augmenté de 16 % par an, c’est-à-dire au taux de la dette grise (surcoût financier résultant du sous-entretien, NDLR) et celui des travaux réclamant davantage de qualité de réalisation de 10 %. Nous avons aussi consacré 500 millions d'euros à l’ingénierie, soit environ 3,5 % du montant total.
Ces 14 milliards d'euros supplémentaires seraient destinés pour deux tiers aux routes dans l’état le plus mauvais et un tiers pour les routes nécessitant un entretien, pour reprendre les termes du rapport de l’ONR. En tenant compte du coût des travaux et de leurs effets sur l'amélioration du réseau en fonction de son niveau de dégradation initial, nos calculs aboutissent à une amélioration de 2,8 % par an pendant quatre ans, soit 11,2 %. La part du réseau en bon état progresse de 54 % à 65 % sur cette période. Il est difficile d’être très précis, compte-tenu des incertitudes de départ, mais la part du réseau en mauvais état ne devrait pas dépasser 3 ou 4 % à échéance de six à sept ans, un niveau que notre modèle stabilise ensuite, car l'hypothèse au-delà de la septième année est de réduire les budgets d’entretien, donc l’impact écologique. »
Vous proposez le lancement d'obligations vertes pour financer ces travaux. Pouvez-vous en détailler le principe et les avantages ?
« Nous proposons que les collectivités et l’État financent l’entretien de leurs infrastructures au moyen d’obligations vertes ou d’obligations liées au développement durable sur un programme de 7 ans, pour un montant de 14 milliards d’euros. Cela représente trois fois le budget d‘urgence de 4,5 milliards débloqués par l’État en faveur des collectivités. La différence majeure réside dans le fait que ces 14 milliards supplémentaires à court terme sont remboursés à moyen terme par les performances dégagées.
Toutes les études menées aboutissent à la conclusion que les besoins financiers pour optimiser l’entretien d’un patrimoine ne sont pas linéaires. C’est le syndrome du remplacement de l’électroménager dans un ménage. Si vos appareils tombent en panne à peu de temps d’intervalle, vous pouvez choisir de vous passer d’un d’entre eux en attendant de disposer du budget pour le remplacer, ou d’emprunter pour assurer la « continuité » de son service. Il en va de même pour l’entretien des infrastructures routières, à la nuance significative près que l’attente génère une dette grise à des taux considérables.
Les obligations vertes, réservées aux actions de lutte contre le réchauffement climatique, présentent de nombreux avantages. En finançant l’entretien des infrastructures sur une période de sept ans, elles permettraient d’augmenter l’activité économique dans le secteur des travaux publics de 12 % et de créer de l’ordre de 16 000 emplois. On peut parier sans risque que leur taux de financement sera très inférieur au taux de la dette grise, lequel est compris entre 16 et 25 % par an. Notre projet permet ainsi d’économiser 4 milliards d'euros sur onze ans par rapport au financement budgétaire linéaire habituel, tout en améliorant la qualité des infrastructures routières.
Dans un deuxième temps, la nature même de ces obligations vertes font entrer les gestionnaires d’infrastructure dans un cercle vertueux. En effet, elles exigent de la transparence dans le suivi des investissements dans les projets environnementaux et de l’amélioration continue dans l’évaluation de leur impact. Elles distinguent cinq catégories de projets éligibles suivant les objectifs environnementaux poursuivis, tous couverts par nos propositions : atténuation du changement climatique, adaptation au changement climatique, préservation des ressources naturelles, préservation de la biodiversité, prévention et maîtrise de la pollution.
Les obligations vertes recommandent d’utiliser des indicateurs de performance qualitatifs et si possible quantitatifs. Adaptés à l’entretien routier, ils pourraient être le niveau de service atteint rapporté aux surfaces gérées et au trafic, la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou encore les réductions d’agrégats consommés.
Dernier point fort extrêmement intéressant de ces obligations vertes : l’émetteur peut solliciter l’avis d’un consultant ou d’une institution dotée d’une expertise reconnue dans le domaine du développement durable.
Plus souples, les obligations liées au développement durable (« Sustainability Linked Bonds » ou SLB) peuvent être perçues comme des obligations vertes allégées. Elles peuvent en effet être utilisées pour les besoins généraux de financement de la collectivité. En juin 2020, pour éviter que le verdissement ne soit que de façade, l’ICMA (International Capital Market Association) a rédigé le guide « Sustainability-linked bond principles », pour apporter aux investisseurs les garanties nécessaires. La transparence est en effet primordiale et comme pour les obligations vertes, un expert extérieur est particulièrement recommandé. Les émetteurs doivent clairement identifier et définir les indicateurs climatiques ou de durabilité sur lesquels les objectifs portent. Il doit s'agir d'indicateurs déjà existants, afin notamment que leur évolution dans le temps puisse être mesurée. »
Au-delà du résultat visible sur l 'état des routes, comment évaluer les effets vertueux du plan d'action que vous préconisez, en termes d'économies, d'emploi et même d'environnement ?
« L'objectif est d'allier efficacité environnementale, emploi et économie budgétaire. Quand bien même des travaux conformes auraient un coût immédiat supérieur de 10 ou 15 % aux travaux habituellement commandés, leur durée de vie étant augmentée de 50 % (au minimum), le gestionnaire réaliserait encore une économie d’au moins 30 % !
Faire les travaux appropriés au moment opportun et non pas en fonction du budget disponible entraîne également d’importantes économies, en maîtrisant le coût de la dette grise. L’objectif de notre approche méthodologique est de décider, de faire ou ne pas faire en toute connaissance de cause et non d’engager une dette grise sans en connaître le coût. Prenons en exemple la maintenance d’huisseries extérieures : les repeindre trop tôt au prétexte de disposer du budget génère une dépense inutile, les repeindre plus tard lorsque le budget est disponible mais que le matériau déjà abîmé est également une dépense inutile, et réparer le matériau avant de repeindre engage un budget supérieur qui ramène à l’étape première, c’est-à-dire se poser la question du budget disponible ou non, jusqu’à détérioration générale et changement.
L'emploi dans l’ingénierie et les bureaux d’études spécialisés indépendants, ainsi que dans la maintenance préventive et curative, s’en trouverait par ailleurs revigoré. Cette ingénierie porte non seulement sur toutes les étapes indispensables à une maintenance efficace des routes (diagnostics, dimensionnement et choix des travaux, exploitation/analyse des données routières, contrôle indépendant des travaux réalisés), mais également sur celle nécessaire aux rapports qu'exigent les financements par obligations vertes.
Le budget à consacrer aux services d’ingénierie pour réaliser l’ensemble de ces interventions, qui serait donc selon nous de l’ordre de 500 millions d'euros, se composerait pour moitié de salaires versés à du personnel qualifié, technicien et ingénieur. Cela représente la création d’environ 4 000 à 4 500 emplois.
Les prestations de maintenance préventive et curative localisées, dans l’objectif d’une durée de vie maximale qui fera l’objet de suivis, sont aussi, quant à elles, beaucoup plus créatrices d’emploi (à dépense égale pour un certain niveau de service) que les travaux de changement complet de matériaux. Peu émettrices de CO2 et peu consommatrices de matériaux, ces activités de maintenance préventive et curative peuvent créer entre 9 500 et 12 500 emplois.
Enfin, les bénéfices pour l'environnement peuvent être considérables. Tout d’abord, il paraît logique que des routes en meilleur état détériorent moins les véhicules, pneumatiques, amortisseurs, pare-brise et autres jantes. Moins de dégâts engendrent moins de réparations et donc une économie de matériaux et de CO2 pour produire les pièces, les transporter...
Nous nous sommes également intéressés aux impacts environnementaux directs des matériaux mis en œuvre pour la maintenance routière. Quand ils n’atteignent pas la durée de vie modélisée, ils sont gaspillés et donc mal « amortis ». C'est un fait, clair et calculable. La mauvaise réalisation d'une portion de route a un impact écologique majeur : 17 tonnes de CO2 émis et 324 tonnes de matériaux supplémentaires, sans compter les conséquences du retrait du mauvais revêtement, pour une portion de seulement 230 mètres sur 10 de large, selon une étude réalisée par Vectra. À l'inverse une bonne réalisation des travaux double la durée de vie d'une chaussée ! Cela tient au respect des épaisseurs en tous points, à la présence d’une couche d’accrochage et au respect de la formulation de l’enrobé. Des paramètres tels que la portance de la plate-forme, le compactage des enrobés et le collage des couches ont donc une influence majeure sur la durée de vie d'une chaussée et par conséquent, sur la quantité de matériaux employés, les émissions de CO2 et la pollution associées. Une bonne maîtrise des travaux réalisés au moyen des techniques actuelles est donc la solution la plus efficace et la plus solide pour l’environnement. Les innovations techniques n’ont pas apporté la preuve de leur pertinence en ce domaine.
Tout en maintenant un niveau de service constant, les bénéfices pour l'environnement s'inscrivent dans plusieurs domaines :
- réduction des émissions de CO2 liée à une réduction de la production, la mise en œuvre puis le retraitement des enrobés chauds
- préservation des ressources naturelles et de la biodiversité par une réduction des quantités de cailloux extraits des carrières pour fabriquer des enrobés
- maîtrise de la pollution par une réduction des émissions liées à l’extraction et au transport des cailloux, à la fabrication et au transport des enrobés, à leur mise en œuvre puis à leur retraitement et entreposage.
Selon nos projections, l'impact sur l'environnement reculerait à partir de 2025, pour atteindre - 30 % en 2030. »
Source :
- Le rapprochement de Vectra, entreprise d’ingénierie routière, et de Qualys (travaux publics, bureaux d’études, ingénierie infrastructures), a donné naissance à Nextroad, mentionné plus haut.